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01 2007

La performance spéculative

Art et économie financière

Brian Holmes

Depuis la tulipomanie hollandaise, on spécule sur des valeurs esthétiques. Dans ce trait de folie datant des années 1620, il y a une confirmation de la remarque de Cornelius Castoriadis sur le caractère non fonctionnel et pourtant déterminant de la Bourse par rapport à la production industrielle. La spéculation financière serait au cœur de « l’imaginaire institué » des sociétés occidentales[1].

Cependant, on n’avait jamais songé, avant notre époque, à faire des informations boursières un matériau artistique. Le pas est franchi avec l’exposition « Derivados, Nuevas visiones financieras », organisée pendant l’été 2006 à la Casa Encendida de Madrid. Le groupe organisateur, Derivart, présente une sorte de florilège du nouveau genre de Finance Art, tout en prétendant réaliser « une exploration artistique et une analyse critique des Bourses et des agents financiers[2] ».

Il s’agit surtout d’une esthétique de l’information : la transformation de flux de données en représentations visuelles ou sonores, au moyen d’algorithmes informatiques[3]. La réalisation la plus impressionnante est l’œuvre Black Shoals. Elle donne à voir un planétarium où le clignotement des étoiles traduit les fluctuations de la valeur des actions de quelque dix mille entreprises. Comme le font remarquer les commissaires : « La visualisation caractérise aujourd’hui l’expérience des professionnels de la Bourse. Une représentation originale permet d’interpréter les données de manière différente et de voir des opportunités d’affaires que les autres ignorent. »

Quelques mois plus tard, les membres de Derivart s’y sont essayés eux-mêmes, avec la performance « Tickerman ». Un artiste muni de pinceaux et de pots de couleurs réalise une peinture rappelant l’expressionnisme abstrait, où les coups de brosse traduisent les rythmes saccadés d’une « mélodie boursière », fabriquée à partir de cotes d’entreprises. Transcodées en sons par le compositeur, les données financières redeviennent tangibles dans la peinture, dont le caractère dérisoire ouvre la véritable question : qu’est-ce qui offre le plus d’opportunités, la musique, le geste éphémère de sa transcription visuelle, l’objet pictural qui en résulte, le côté parodique qui s’en dégage, ou la rediffusion de la performance sur YouTube ? C’est un arbitrage classique : cela dépend des aspects de l’œuvre dans lesquels on veut bien investir.

Avides de profits, mais réfractaires aux risques, les arbitragistes modernes savent dédoubler leur mise, en jouant sur plusieurs tableaux. L’économiste de Derivart, Daniel Buenza, décrit bien leur stratégie : « Toujours plus abstractionnistes, ils cherchent à isoler des qualités telles que la volatilité d’un titre, sa liquidité, sa convertibilité, son indexibilité, etc. […] Les produits dérivés, tels que swaps, options, et d’autres instruments financiers jouent un rôle important. […] Les courtiers en Bourse les utilisent pour découper leur exposition au risque en petits dés. » [4]

Derivart veut produire non seulement une exploration artistique, mais une analyse critique. Si on comprend la critique comme une opération purement déconstructive, alors la performance de « Tickerman » sera critique, tout comme les opérations d’arbitrage deviennent un « art » dans le texte précité. Si on comprend la critique, selon son étymologie, comme la tentative d’intervenir au moment d’une crise vitale, alors il faudra chercher un art critique très loin de la simple permutation de données qui caractérise l’esthétique de l’information.

Quel est l’imaginaire de la finance ? Comment s’est-il autonomisé de ce que Castoriadis appelle la « fonctionnalité sociale », pour devenir l’institution dominante du capitalisme contemporain ? L’art peut-il nous aider à comprendre l’emprise de cette institution ? Et, surtout, peut-il nous aider à instituer un autre imaginaire ? Depuis les cours de Foucault sur le néoliberalisme, on sait à quel point la spéculation sur le capital humain est devenue un vecteur majeur de la subjectivation[5]. Le besoin d’y intervenir est critique, à la suite du grand krach boursier de l’an 2000, puis du 11 septembre, qui ont mené le modèle néolibéral à la crise, ouvrant un nouveau régime de guerre[6].

Cet article examinera deux performances, qui impliquent à chaque fois leurs auteurs, corps et âme, dans une réflexion sur les marchés financiers. L’anthropologue Victor Turner fait entrevoir ce qu’on peut attendre de ce type de performance : « La réflexivité performative est une condition où un groupe socioculturel, ou ses membres les plus avertis, agissant de manière représentative, se tournent, se penchent ou font retour sur eux-mêmes, sur les relations, les actions, les symboles, les significations, les codes, les rôles, les statuts sociaux, les responsabilités éthiques et légales et toutes les autres composantes socioculturelles qui constituent leurs identités publiques. »[7]

 
jeu à double tranchant

En octobre 2002, l’artiste australien Michael Goldberg a pris une série de décisions qui lui permettaient de « se comporter comme un day trader » tout en analysant le dispositif général des marchés financiers. Avec un capital de 50 000 dollars, prêté par un « consortium » de trois boursicoteurs expérimentés qu’il a ralliés à son projet via un salon de discussions sur Internet, il s’est mis à spéculer artistiquement sur des produits dérivés d’une seule action : News Corp., l’empire médiatique de Rupert Murdoch.

La performance a duré trois semaines, à l’Artspace Gallery de Sydney. Elle s’est élargie à Internet via un site qui diffusait des informations sur l’art et la finance, un bilan constamment actualisé et un salon de discussions virtuelles ; il y avait également une ligne téléphonique permettant à tout un chacun de joindre l’artiste. Le titre en était Catching A Falling Knife (saisir un couteau qui tombe) – qui désigne une affaire à risques dans le jargon de la finance. C’était l’époque où les marchés accusaient la chute de géants comme WorldCom, Vivendi-Universal or Enron. Les produits dérivés permettaient de parier sur une valeur qui monte ou qui descend, dans le climat fortement baissier de 2002. Voici une description du dispositif :

Le spectateur entre dans une salle dépourvue de lumière naturelle. Des projections numériques scintillent sur les murs – des prix d’actions affichés en temps réel, des courbes montrant des cours moyens, des nouvelles financières. Les valeurs changent et les graphiques bougent, évoluant de minute en minute et de seconde en seconde dans une séquence d’arabesques et de pas parallèles. Elles répondent instantanément aux algorithmes mobiles acheminés en direct des Bourses mondiales. […] Sur un échafaudage placé en vis-à-vis, au sommet d’un plate-forme, une lampe de bureau illumine le visage de l’artiste qui fixe les écrans de ses ordinateurs. Il parle au téléphone, engage ou clôt une affaire. En-dessous, le téléscripteur à diode électroluminescente énonce les pertes et les profits. La bande audio se fait entendre en bruit de fond. La voix du spécialiste en motivation vous exhorte « à créer une image mentale claire de la quantité exacte d’argent dont vous souhaitez disposer – et à décider comment vous allez gagner cet argent, jusqu’à ce que vous soyez aussi riche que vous désirez l’être[8].

Avec les projections numériques sur les murs, Goldberg cherchait à immerger le spectateur dans le monde clignotant d’informations auquel le courtier est constamment confronté sur ses écrans. La décision d’utiliser un service de courtage téléphonique permettait de donner une expression vocale aux affects de peur et d’avarice qui animent les marchés. Les rapports quotidiens rédigés pour le consortium de prêteurs – qui assumaient les risques, mais avaient droit aux profits – ajoutaient la pression d’une surveillance personnelle, analogue aux contraintes qui pèsent sur le courtier professionnel. En rejouant tout cela, mais avec de l’argent réel, Goldberg transformait en événement public l’interaction intime entre l’individu spéculateur et le marché, tel que ce dernier se cristallise sur les écrans des ordinateurs.

Que se passe-t-il quand on joue à la Bourse électronique ? Urs Bruegger et Karin Knorr Cetina définissent les marchés financiers mondiaux comme des « artefacts de connaissance » qui se constituent à l’intérieur de cadres technologiques et institutionnels soigneusement articulés, et qui restent toujours processuels – constamment reformulés, à jamais incomplets. La variabilité infinie de ces « objets epistémiques » les fait ressembler à une « forme de vie » qui apparaît uniquement sur les écrans du courtier. Selon les deux sociologues, « l’écran est un chantier de construction où tout un monde économique et épistémologique s’édifie ». Et on peut plonger dans ce monde, on peut le manipuler, on peut en sortir victorieux. Le flux réactif qui apparaît sur les écrans rend possible « des relations postsociales »[9].

Le terme « postsocial » est une provocation – mais il fait signe vers l’actualité, étant donné la multiplication d’écrans dans les espaces domestiques, commerciaux et publics. Bruegger et Knorr Cetina, qui connaissent parfaitement l’anthropologie économique de Karl Polanyi, ne négligent pas les rapports de hiérarchie, de synchronisation et de réciprocité qui assurent l’« encastrement » des opérateurs financiers dans une structure sociale, en l’occurrence ce qu’ils appellent une « microstructure globale ». Néanmoins, ils soutiennent que la relation primordiale du courtier est celle qui le lie au flux lui-même, ou à ce que la théorie cyberpunk a appelé « l’hallucination consensuelle ». C’est cela qu’ils appellent une relation postsociale : « des engagements avec des autres non humains ». Le fait existentiel de base, dans le contexte financier, est celui de « prendre une position », c’est-à-dire de mettre de l’argent dans un actif dont la valeur oscille au gré du marché. Une fois que la position est prise, vous êtes dedans : et désormais, ce sont les mouvements du marché qui comptent par-dessus tout.

La performance de Goldberg met en relief cette relation angoissée à un objet intangible, quelque chose comme une foule d’informations en ébullition, dont les tourbillons se résolvent parfois en opportunités chiffrées, avant de se dissoudre dans un éclat de panique. Dans un entretien, Goldberg explique que les day traders n'ont que faire de la rentabilité potentielle des entreprises, qu’ils cherchent seulement à évaluer les déplacements de leurs semblables : « Ils préfèrent regarder ce que les graphiques leur disent des mouvements des boursicoteurs sur les marchés chaque jour, chaque minute, chaque seconde. Se faire une image précise de la direction que prend la foule, et se mettre en route avec elle – pour monter ou descendre, peu importe. » Il évoque l’expérience qui consiste à se plonger dans une position, puis à revendre à profit ou à perte :

 « Cela me fait penser à une scène dans le film Blow Up d’Antonioni, où le personnage joué par David Hemmings se mêle à des fans de rock alors qu’ils se battent autour des restes d’un guitare, détruite sur scène à la fin d’un concert et lancée dans les bras du public. Il en sort victorieux, mais ne fait que jeter la relique convoitée quelques moments plus tard, comme un simple déchet – la montée d’adrénaline pendant la poursuite ayant été la seule satisfaction véritable à en retirer. »[10]

De la même manière, les sociologues réfléchissent aux intensités d’un désir vide, en postulant que « ce que les courtiers rencontrent sur leurs écrans tient lieu d’un manque d’objet plus fondamental ». Ils rappellent le concept lacanien du stade du miroir, où l’enfant sans langage est fasciné par la vision de son corps comme un tout, alors même que ses sensations proprioceptives sont celles d’un corps morcelé, sans totalisation possible. Selon eux, « le lien (l’être-en-relation, la mutualité) résulte de la jonction entre un sujet qui manifeste une série d’envies et un objet en cours de déroulement qui pourvoit à ces envies par les manques qu’il affiche ». Le rythme du marché sur les écrans est l’un de ces objets en évolution, qui servent à capter et à moduler le désir. Mais les deux sociologues ne parlent jamais d’aliénation. Ils empruntent un mot de l’anthropologue Clifford Geertz, qui décrit le « jeu profond » [deep play] des habitants de l’île de Bali, quand ils parient des sommes déraisonnables sur les combats de coqs traditionnels. À travers cette notion du jeu, l’indétermination esthétique fait son entrée dans la finance.

Faut-il voir la performance de Goldberg comme une célébration du « jeu profond » – un aperçu esthétisé des faits et gestes d’une microstructure globale, indifférent à la macrostructure qui la conditionne ? La présence maléfique du portrait agrandi de Rupert Murdoch à l’entrée de la galerie milite contre cette lecture. Le travail antérieur de Goldberg tournait autour des institutions de l’empire britannique en Australie. Cette fois, en spéculant exclusivement sur News Corp., il situe les relations d’un petit boursicoteur local à l’intérieur d’un arc de pouvoir qui s’étend de l’Australie – lieu de naissance de Murdoch – jusqu’aux États-Unis, via des intérêts en Italie et en Angleterre. Murdoch est un soutien direct de la coalition de guerre anglo-américaine, capable d’influer sur le cours des actions – et sur les actes politiques – par les informations que ses médias diffusent. Acteur-clé dans le domaine des télévisions par satellite, il fournit une infrastructure importante pour la nouvelle politique impériale. Le magnat milliardaire maîtrise une relation postsociale à l’échelle de la planète : le rapport de populations entières aux écrans proliférants qui structurent l’affect public. La référence à Murdoch situe la microstructure financière à l’intérieur d’une macrostructure du pouvoir impérial, et ajoute ainsi un sens profond au vocabulaire militaire que l’artiste utilise quand il parle des boursicoteurs. Sa critique a beau être tacite, elle est palable. Ainsi la performance révèle à quel point le marché électronique, avec ses relations entre visage et écran, entre corps désirant et information fluctuante, est devenu un dispositif fondamental de contrôle dans l’économie guerrière du néolibéralisme en crise.

La performance de Goldberg n’est pas une simple célébration du « jeu profond » des marchés. Mais une autre question se pose. Cette critique tacite était-elle aussi un arbitrage, une manière de parier pour et contre en même temps ? Car un travail critique pouvait toujours chercher un succès d’estime dans les milieux universitaires de gauche, quel que soit le bilan monétaire ; alors qu’une série de coups mirobolants sur les marchés aurait attiré une foule de visiteurs et beaucoup de couverture médiatique, créant un succès de scandale en plus. Dans le meilleur des cas, l’artiste aurait pu gagner sur les deux tableaux. Un critique australien a décrit Catching A Falling Knife comme une proposition « à double tranchant », à cause de la contradiction éthique qu’elle met en scène entre les mondes de l’art et de la finance. Mais elle pourrait également représenter une tentative d’occuper deux positions fortes, et de trancher dans deux mondes. La question qui se pose est celle du rôle politique de l’artiste, et de la manière dont sa production oriente le désir collectif. Comment engager une relation de critique, de rivalité et d’exode depuis l’intérieur de l’appareil de capture le plus fascinant du capitalisme contemporain ?

C’est là que la performance devient muette et se retire dans sa dimension analytique. Goldberg aurait peut-être voulu relever ce défi. Il est également possible qu’il ne l’ait pas envisagé. On ne le saura jamais, car la réalité ne l’a pas mis à l’épreuve. Au lieu de « réussir » magnifiquement, il a perdu de l’argent – et cela parce que, au lieu de baisser comme prévu, l’action de News Corp. est montée. Ce n’est donc pas d’après ses actes, mais seulement d’après son dernier mot que l’on pourra juger de ses intentions premières. Mais il faut mettre à son crédit le fait qu’il a prononcé ce mot avant que sa performance ne commence : « Je crois que la valeur réelle du projet émergera sous la forme d’interrogations sorties des recoins obscurs de ses invraisemblances, et non pas du spectacle d’un accomplissement de ses attentes. »

 
cartographie hors les rails

Castoriadis parle d’un imaginaire institué. Mais comment s’institue-t-il au point de définir la vérité même d’une société ? Et où retrouver l’invraisemblance (c’est-à-dire la fiction) de cette institution ? La possibilité d’une intervention artistique dépend des réponses à ces questions. Mais elles ne peuvent pas se formuler en dehors des conditions actuelles.

C’est ce que Castoriadis ne semble pas avoir pris en compte quand, à la fin de son texte « Pouvoir, politique, autonomie », il définit l’acte du pouvoir instituant : « Créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société. »[11] Mais on peut se demander qui créera de telles institutions, si c’est l’intériorisation elle-même qui ne fonctionne plus. Dans un texte qui prolonge sa réflexion sur la relation postsociale, Knorr Cetina va jusqu’à parler d’une éclipse de « l’imagination sociale », entendue comme la capacité d’intérioriser une figure de l’autre en tant que censeur intime, idéalisé comme norme à atteindre, ou rejeté comme une limite à transgresser[12]. Le rapport à une complétude interne est remplacé par une quête infinie de figures partielles, aspects extérieurs d’une identité à soi toujours différée. La sociologue élargit la notion d’objet en déroulement à toutes sortes d’images et de produits de consommation en série, qui prolongent dans les environnements quotidiens la fonction du miroir où l’enfant se désire sans jamais s’atteindre. Le concept lacanien du « manque à être » s’avère étrangement pertinent quand il s’agit de dessiner une cartographie structurale des relations de subjectivation dans les sociétés capitalistes fortement médiatisées. Mais, dans une telle société, l’imaginaire instituant, susceptible de bouleverser la cartographie en place, ne serait-il pas également processuel, également extériorisé ?

Au lieu de fixer la loi des relations de subjectivation, pour arriver à des énoncés vrais (du type, « les noms du père / les non-dupes errent », pour citer encore Lacan), les cartographies schizoanalytiques de Félix Guattari sont faites pour modéliser des processus aux paramètres variables, qui peuvent être altérés par ceux qui y prennent part[13]. Les quatre registres de ces cartographies (les Territoires existentiels, les Univers de référence incorporels, les Phylum de propositions abstraites, les Flux sensibles et signalétiques) n’ont aucun contenu propre ni interaction préétablie, mais servent à pointer les composantes et les vecteurs d’agencements complexes, véritables machines de subjectivation, qui vous clouent à un territoire donné ou au contraire vous déportent, vous déterritorialisent. L’intérêt de la modélisation est d’accroître la conscience de tout ce qui fait évoluer un milieu complexe et mobile, constitué d’interactions entre des corps, des lieux, des images, des idées, des énergies, des outils … Intervenir, depuis cette optique, c’est créer le miroir déroulant, à multiples facettes, où une subjectivité se réfléchit en mouvement – mais en même temps, c’est s’exposer aux risques de la machine, qui sont les risques de l’être-en-société. Se préfigurent ainsi des collectifs de recherche, ou plutôt des véhicules d’investigation de la crise, où l’imaginaire se fabrique comme des pièces jointes, à même l’extériorité machinique, dans la tentative de reconfigurer une possibilité d’institution.

Un projet spéculatif peut montrer la voie. Il s’agit de l’invitation faite, durant l’été 2005, à des artistes, chercheurs en sciences humaines, philosophes, militants et bricoleurs des médias alternatifs, de mettre leurs discours et leurs pratiques à l’épreuve de la mobilité, au-delà des frontières habituelles, en se joignant à une rencontre-conférence sur les rails du chemin de fer transsibérien. L’événement, organisé par un collectif du webzine ephemera, avait pour titre Capturing the Moving Mind : Management and Movement in an Age of Permanently Temporary War. L’appel à participation commence ainsi :

En Septembre 2005 une rencontre aura lieu sur le train transsibérien allant de Moscou via Novossibirsk à Pékin. Le but de cette rencontre est « cosmologique ». Nous voudrions réunir un groupe de philosophes, chercheurs, artistes et autres, qui sintéressent aux changements de la société, et qui pratiquent ce changement comme celui de leur propre image en mouvement, une image du temps[14].

Cette « expérience organisationnelle » commence dans l’état d’inquiétude ontologique qui survient lorsque les impératifs de production qui canalisent l’hypermobilité des individus flexibles sont suspendus. Qu’est-ce qui arriverait à l’esprit démultiplié d’un groupe en mouvement, à l’intérieur de l’espace étroit, étiré, compartimenté, d’un train qui serpente à travers les steppes sibériens ? C’est la question que les organisateurs du voyage voulaient poser, comme contrepoint à la « nouvelle forme de contrôle et d’organisation » qui, selon eux, pèse sur les travailleurs cognitifs du présent : « Elle opère sans légitimité institutionnelle, ou sa logique et ses fondements paraissent changer de jour en jour : c’est un pouvoir sans logos, c’est-à-dire un pouvoir arbitraire, à l’état pur, sans relation permanente à la loi, à la norme, ou à aucune tâche particulière. » Cette figure contemporaine du pouvoir est conçue en lien direct à la fluctuation de la monnaie : « Alors que la discipline était toujours liée à des monnaies moulées, avec l’or comme étalon numérique, le contrôle se base sur des taux flottants, des modulations, des organisations de la mobilité des monnaies. Bref, il cherche à suivre ou à initier des mouvements et des échanges en tant que tels, sans souci de leurs contenus particuliers. L’économie de la connaissance est la poursuite du capitalisme sans fondements, et le pouvoir arbitraire est sa forme d’organisation logique. »[15] La « capture de l’esprit en mouvement » se fait dans le contexte d’une « guerre temporaire permanente », où la doctrine néoconservatrice de la frappe préventive apparaît comme une tentative extrême de se prémunir contre tout risque humain.

Face au caractère inexorablement logique de cette doctrine, le voyage devient une spéculation en chair et en os, relayée et réfléchie par les gestes, les images et les concepts qui s’inventent en cours de route, parmi une quarantaine de participants. On donne des conférences dans le wagon-restaurant ; une micro-radio émet entre les voitures ; des œuvres sont crées par divers procédés participatifs ; un plate-forme télématique « Mobicasting » se déploie pour renvoyer textes et images à un serveur Web en Finlande ; des rencontres avec des universitaires russes et chinois ont lieu à Moscou, Novossibirsk et Pékin. Le caractère invraisemblable de la recherche donne lieu à quelques performances spontanées, où les participants essaient d’incorporer un sens qui fuit de toutes parts : une manifestation silencieuse à la frontière russo-mongolienne ; un psychodrame collectif dans une galerie en Chine. Le martèlement des roues métalliques sur les rails devait tenir lieu de relations machiniques incommensurablement plus vastes, celles qui constituent l’inconscient de la mondialisation.

Il est difficile d’évaluer les résultats d’une telle expérience[16]. Elle ressemble à une tentative de modéliser et de rejouer les stratégies de convergence ponctuelle sur un lieu X, qui, lors du cycle des contre-sommets, ont permis à des réseaux très éclatés de devenir le mouvement altermondialiste. On aurait ici quelque chose comme une recherche pure dans le domaine éthico-pratique de la mobilisation politique. Ce qui transparaît clairement, c’est le désir de mettre à l’épreuve les éléments extériorisés d’un imaginaire en évolution.

Y aura-t-il des conséquences institutionnelles ? Le noyau finlandais du projet vient de monter un collectif sous le nom de Research Station General Intellect, dans le but de mener des investigations à partir du département d’économie à l’Université d’Helsinki. Les travaux de la maison d’édition Polemos se poursuivent dans la même mouvance, ainsi que des cycles de conférences et une expérimentation multimédia, en lien avec des débuts d’organisation politique. Dans ce cas, les ruses de l’arbitrage paraissent impossibles : personne ne sait ce que cela va donner. Cartographies encore invisibles de territoires jamais arpentés.



[1] C. Castoriadis, LInstitution imaginaire de la société, Seuil, Paris, 1975, p. 172. Même si Castoriadis ne fait que mentionner la Bourse en passant, le sens de sa remarque s’éclaire à la page 179 : « Mais pourquoi est-ce dans limaginaire qu’une société doit chercher le complément nécessaire à son ordre ? Pourquoi rencontre-t-on chaque fois, au noyau de cet imaginaire et à travers toutes ses expressions, quelque chose d’irréductible au fonctionnel, qui est comme un investissement initial du monde et de soi-même par la société avec un sens qui n’est pas « dicté » par les facteurs réels puisque c’est lui plutôt qui confère à ces facteurs réels telle importance et telle place dans l’univers que se constitue cette société […] ? ».

[2] Voir le catalogue : www.derivart.info/material/derivados/DERIVADOS_final.pdf. Le projet « Tickerman » est également présenté sur le site.

[3] Pour un très grand nombre d’exemples, voir http://infosthetics.com.

[4] D. Buenza et D. Stark, « Tools of the Trade : The Socio-Technology of Arbitrage in a Wall Street Trading Room », in Industrial and Corporate Change, 13/2, 2004, pp. 369–400 . Version Web : www.stern.nyu.edu/mgt/seminars/downloads/tools_of_the_trade.pdf

[5] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-79, Gallimard/Seuil, Paris, 2004.

[6] P. Zarifian, « Pourquoi ce nouveau régime de guerre ? », Multitudes, n° 11, hiver 2003.

[7] V. Turner, The Anthropology of Performance, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1987, p. 24.

[8] M. Goldberg, « Catching a Falling Knife : a Study in Greed, Fear and Irrational Exuberance », conférence à l’Art Gallery of New South Wales, 20 septembre 2003, disponible à l’adresse http://www.michael-goldberg.com/read_more/04_greed_and_fear.pdf. Des images de l’installation se trouvent sous la rubrique « Projects » du même site.

[9] K. Knorr Cetina et U. Bruegger, « Traders’ Engagement with Markets : A Postsocial Relationship », in Theory, Culture & Society, 19/5-6, 2002.

[10] M. Goldberg, entretien avec Geert Lovink, « Catching a Falling Knife : The Art of Day Trading », disponible à l’adresse : http://www.michael-goldberg.com/read_more/01_fibre_culture.pdf. La citation suivante de Goldberg provient du même entretien.

[11] C. Castoriadis, Le Monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe.3, Paris, Seuil, 1990, p. 170.

[12] K. Knorr Cetina, « Postsocial Relations », in G. Ritzer et B. Smart (dirs.), Handbook of Social Theory, Londres, Sage, 2001, p. 525 et sq.

[13] F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989.

[14] Appel disponible à l’adresse : www.ephemeraweb.org/conference/call.htm.

[15] A. Virtanen et J. Vähämäki, « The Structure of Change : An Introduction », in ephemera : theory & politics in organisation 5/X, disponible à l’adresse : www.ephemeraweb.org/journal/5-X/5-Xindex.htm ; le numéro sert de bilan général du projet.

[16] J’ai essayé de le faire dans un texte plus long, qui recoupe en partie celui-ci : « The Artistic Device, or the Articulation of Public Speech », à paraître dans ephemera 6/4, www.ephemeraweb.org, ou dans mon archive à www.u-tangente.org.